top of page

Les voix de l'Arctique – Ce que nous disent les langues des Samis et des Inuits


Là où les mots sculptent le paysage


À force d’arpenter les chemins du Nord, c’est ici, dans ces terres silencieuses et pleines, que j’ai croisé la route du peuple sami. Cette rencontre a éveillé en moi une curiosité profonde pour les langues de l’Arctique et pour les manières qu’ont certains peuples de nommer, avec infiniment de justesse, ce que tant d’autres traversent sans le voir. J’ai eu envie de comprendre ce que ces langues racontent du monde qui m’entoure.


Dans les langues des Samis comme dans celles des Inuits, j'ai découvert une richesse lexicale étonnante, une manière de tisser le paysage par les mots. Ici, la neige, le vent, la glace ne sont pas de simples données climatiques et les rennes ne sont pas de simples animaux, ce sont des présences vives, décrites avec une précision née de l'attention et de la nécessité.


Ce texte est né de cette découverte : et si chaque langue était une manière unique d'habiter le monde ? Que perdons-nous lorsque les mots du Nord se taisent ? Et que nous disent-ils encore, à ceux qui prennent le temps de les écouter ?



Une diversité linguistique méconnue mais vitale


L'Arctique, au-delà de ses cartes glacées, est un continent de langues. Les Samis, peuple autochtone du nord de la Scandinavie, parlent neuf langues distinctes, dont plusieurs sont aujourd'hui menacées. Certaines, comme le séné-sami, comptent moins de cinquante locuteurs, tandis que le same du Nord réunit 20 000 locuteurs. Plus à l'ouest, les Inuits — qu'on retrouve de l'Alaska au Groenland — s'expriment en une constellation de dialectes, dont l'inuktitut, l'iñupiaq ou encore l'inuinnaqtun.


Chacune de ces langues possède ses propres structures, ses nuances culturelles, ses expressions idiomatiques enracinées dans le mode de vie local. Par exemple, certaines formes grammaticales inuites permettent d’exprimer en un seul mot des concepts complexes qui nécessiteraient plusieurs phrases en français : comme "aller à la chasse seul dans la lumière rasante de l’hiver" ou "ressentir la nostalgie d’un lieu qu’on n’a jamais quitté".


Ces langues ne se contentent pas de nommer le monde. Elles le construisent. Elles tracent des cartographies orales où chaque mot est une balise de survie, un fil tendu entre le passé et le vivant. Leur transmission, souvent orale, s'appuie sur les anciens, les chants, les contes, les gestes. Le langage est ici un acte communautaire, un rituel du quotidien. Mais dans beaucoup de communautés, cette chaîne s'est brisée. Colonisation, pensionnats, interdits : les langues ont été combattues, parfois même punies. On racontait encore récemment comment des enfants samis recevaient des coups de règle pour avoir parlé leur langue à l’école. Aujourd'hui, leur survie tient souvent à une poignée de locuteurs, de militants, de conteurs infatigables.



Une richesse lexicale enracinée dans le territoire


Chez les Samis, le lexique du renne est vertigineux : plus de 200 mots pour distinguer l’animal selon son âge, son sexe, la disposition de ses bois, son comportement, voire son état de santé. Lors de ma visite d’une ferme de rennes tenue par une famille same, j’ai été frappée par la manière dont chaque détail de l’animal était observé, nommé, intégré dans une lecture du vivant infiniment nuancée. Le guide, lui-même éleveur, m’expliquait qu’il existe un mot pour un jeune mâle sans bois, un autre pour une femelle gestante au pelage clair, un troisième encore pour un renne solitaire qui s’éloigne du troupeau à l’approche de l’hiver. Certains termes indiquent s’il broute, s’il divague ou s’il porte un rôle social dans le troupeau.


En Inuit, il n'y a pas "un" mot pour désigner la neige, mais des dizaines. Qanik, c'est la neige qui tombe doucement, aput, celle qui recouvre le sol, piqsirpoq, un blizzard sec, porté par le vent. Et bien d'autres encore, parfois intraduisibles, tant ils sont liés à la texture, au moment, à la manière dont elle s'écroule ou s'accroche. Chaque nuance est une forme d'attention au monde. Certains linguistes avancent que les Inuits disposent une centaine de mots liés à la neige, selon les dialectes et les régions.


Ces mots ne sont pas un luxe lexical. Ils sont des outils de survie, des repères vitaux dans un monde où un écart de température ou un faux pas dans la neige peut coûter la vie. Mais ils sont aussi des poèmes, des fragments d'émerveillement ancrés dans la langue.



Quand une langue s’éteint, c’est un monde qui se tait


Effacer une langue, c’est étouffer une façon de vivre et de penser. Les langues autochtones véhiculent des savoirs écologiques subtils : les comportements des animaux, les cycles naturels, les index culturels invisibles qui guident les communautés. Des centaines de mots tombés en désuétude renfermaient des techniques de chasse, des repères pour regarder le ciel, des chants rituels perdus dans le froid.


Mais ces langues ne s’éteignent pas toujours naturellement : elles ont été activement réprimées. Pendant une grande partie du XXe siècle, les Samis ont été victimes d’une politique de «norvégianisation» : leurs enfants étaient placés dans des internats, parfois très éloignés de leur village d’origine, et interdits de parler leur langue. Certains ont raconté avoir reçu des coups de règle pour avoir simplement prononcé un mot en sami. Cette politique d’assimilation a eu des conséquences durables : encore aujourd’hui, beaucoup de jeunes Samis ne parlent plus leur langue maternelle.


Il est des mots inuits ou samis qui n'ont aucun équivalent ailleurs. Non parce qu'ils sont compliqués, mais parce qu'ils décrivent des évidences que nos cultures ont oubliées : l'attente patiente, le lien invisible entre un homme et son environnement, l'écoute du vent avant de choisir une direction.


« My language is my awakening. My language is the window to my soul. » — Proverbe inuit

(Ma langue est mon éveil. Ma langue est la fenêtre de mon âme.)



Résistances et renaissances – Quand les mots reviennent


Au fil des mois passés dans le nord, j’ai vu des signes discrets mais profonds de ces langues qui renaissent peu à peu. Le same du Nord (davvisámegiella) a acquis le statut de langue officielle dans plusieurs municipalités norvégiennes et des écoles l'enseignent dès le plus jeune âge.


Au cœur de cette renaissance, le festival Riddu Riđu dans la région de Troms, lors duquel je me suis mêlée aux bénévoles en juillet dernier. Sous le soleil de minuit, j’y ai entendu le joik ancestral des peuples sames vibrer aux côtés de l’électro contemporaine, j'ai assisté à des conférences menées en sami et partagé des moments autour du feu dans une lavvu (tente traditionnelle same). Ce festival n’est pas qu’un lieu de célébration : c’est un territoire de lutte douce, de transmission vivante. Là, entre les générations, les mots anciens circulaient encore, avec fierté et gravité. On y sentait la langue respirer, hésiter parfois, mais vibrer toujours. Ce n’était pas une langue figée dans la mémoire : c’était une langue en mouvement, réinvestie, portée à voix haute. J'ai vu l’Arctique danser sous la voix de ses peuples.


De nombreuses autres initiatives communautaires fleurissent : cercles de contes intergénérationnels, jeux de société bilingues, projets radiophoniques, clips musicaux en langue autochtone, enregistrements de grands-parents racontant les histoires de leur enfance. Chaque mot sauvé est un acte de résistance.


Mais ces renaissances sont fragiles. Elles reposent sur l'engagement de quelques-uns, sur la volonté de transmettre, sur l'envie de croire encore que les mots anciens peuvent dire le monde d'aujourd'hui. Elles demandent du soutien, de la reconnaissance politique, et une écoute sincère de la part de ceux qui viennent de l'extérieur.



Des langues qui enseignent la lenteur


J'ai ainsi compris que l'Arctique avait une voix. Pas une voix humaine, mais une respiration faite de crissements, de givre, de glissements. Ce jour-là, j'ai su que certains mots, s'ils disparaissaient, emporteraient avec eux plus qu'un son : une manière d'être au monde.


Alors, en tant que voyageuse du monde, je collecte ces mots pour ne pas oublier. Pour apprendre à dire la neige autrement. Et peut-être, un jour, pour écouter l'Arctique avec un peu plus de justesse.


Comments


Instagram

De la passagère à celle qui reste - ma redéfinition du voyage
DERNIER

article

DERNIÈRE

vidéo

Noix de coco
scotch
  • Gris Icône Instagram
  • Gris Facebook Icône
  • Gris Icône YouTube
  • Gris LinkedIn Icône
Logo Bianca Vagabonde blanc

Rejoins plus de 2000 autres lecteurs et reçois toutes mes astuces en voyage !

Copyright © 2025 - Bianca Vagabonde. Tous droits réservés.

bottom of page