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Tracer la mémoire : quelques pas partagés avec les Dénés de Yellowknife


Yellowknife, c’était l’hiver dans toute sa splendeur : un ciel bleu tranchant, une neige si fine qu’elle crissait sous les pas, et ce silence vaste, profond, presque sacré. J’étais venue là sans attente précise, juste avec l’envie de travailler quelques mois dans le Nord canadien, de sentir le froid autrement, de vivre un peu plus près du réel.


Une terre qui précède les mots


On m’avait dit que le Nord était immense, rude, isolé. Mais j’ai découvert à Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada, que l’espace ici n’est jamais vide. Il est habité de récits. Les lacs, les forêts, les collines semblent porter des traces invisibles, des mémoires ancrées dans la terre depuis des siècles.


Les Dénés vivent sur ce territoire depuis plus de dix mille ans. Traditionnellement nomades, ils suivaient les cycles des saisons, se déplaçant à pied, en canot ou en raquettes, au gré de la migration du caribou, de la fonte des glaces ou de la floraison des baies. Ils étaient — et restent pour certains — des chasseurs, pêcheurs, cueilleurs profondément liés à leur environnement. Avant l’arrivée des Européens, ils vivaient en petites bandes familiales réparties sur un immense territoire s’étendant du nord de l’Alberta jusqu’à l’Arctique de l’ouest canadien.


Le mot « Déné » signifie « le peuple » en langue athapascane. En réalité, il désigne plusieurs groupes distincts qui partagent une origine linguistique commune : les Tłı̨chǫ (Dogrib), Dehcho, Sahtú, Dene Tha’, Gwich’in, Chipewyan (Denésoliné)… Chacun avec son propre territoire, ses dialectes, ses histoires. Aujourd’hui, on estime à environ 20 000 le nombre de Dénés vivant dans les Territoires du Nord-Ouest, bien que d’autres vivent également au Yukon, en Saskatchewan et au Manitoba.


À Yellowknife, certains Dénés vivent dans des communautés voisines comme Dettah ou N’dilo. D’autres sont présents en ville, entre traditions et quotidien moderne. Les langues dénées sont toujours parlées, même si elles ont souffert de décennies de politiques d’assimilation, notamment à travers le système des pensionnats autochtones.


Quand je suis arrivée, je ne connaissais rien de tout cela. Mais dès les premières semaines, en marchant sur la glace du Grand lac des Esclaves ou en lisant les noms sur les panneaux de la ville en tłı̨chǫ, j’ai commencé à découvrir l'histoire de ce territoire. J’avais envie d’apprendre à l’écouter.



Marcher en terres Dénées


Ma première immersion, je la dois à une réunion à Dettah, sur la rive sud du Grand lac des Esclaves. C’était l’hiver, le lac était figé sous la glace, et le village semblait respirer au rythme du silence. Ce jour-là, des représentants des Premières Nations locales s’étaient réunis pour discuter de politique territoriale. Avant même le début des discours, une prière a été entonnée, portée par un tambour et une voix grave, vibrante, ancienne. Une prière dénée, transmise depuis des générations. J’ai fermé les yeux. Il n’y avait pas de traduction, mais il y avait la langue, le souffle, le rythme. Et dans ce chant, j’ai senti quelque chose d’immense : le lien entre la parole, la terre, les ancêtres — et le droit de parler en son nom propre, après tant d’effacements.


J’ai alors commencé à percevoir que les peuples autochtones du Nord ne portaient pas seulement une culture : ils portaient une résilience profonde, forgée au fil de siècles de migrations, de politiques coloniales, de ruptures, de renaissances. Chez les Dénés, le territoire n’est pas une ressource : c’est un être vivant. Un allié. Un parent. Et chaque cérémonie, chaque chant, chaque geste artisanal semble s’adresser à lui.


Quelques mois plus tard, l’été a fondu sur Yellowknife. Le soleil de juin ne se couchait presque plus, et la ville a célébré la Journée nationale des peuples autochtones. Ce jour-là, les sons des tambours résonnaient jusque dans les pavés du centre-ville. On dansait, on chantait, on riait. Des stands proposaient du poisson séché, du bannock encore tiède, des colliers tissés, des objets sculptés dans l’os ou la corne. L’atmosphère était festive, mais pas légère. Il y avait dans l’air cette fierté silencieuse qui suit les longues résistances.


Peu à peu, j’ai commencé à reconnaître certains motifs, certaines couleurs, certains sons. J’ai visité la petite communauté de Ndilǫ, blottie sur une presqu’île, entre ciel, bois et glace. Rien de spectaculaire — juste des maisons colorées, des chiens errants, un drapeau qui claquait au vent. Et pourtant, en me promenant dans ces rues, je sentais que chaque lieu avait un nom ancien, une mémoire propre, une place dans un récit que je ne connaissais pas.


J’ai aussi appris à faire des moufles en peau de phoque, lors d’un atelier au makerspace de Yellowknife animé par des artisans dénés. J’y ai découvert la rigueur du geste, la noblesse du matériau, et surtout, la patience. Rien n’est jamais gaspillé. La couture suit une logique transmise, un rythme presque cérémoniel. Dans ce travail manuel, il n’y avait pas seulement un savoir-faire, mais un rapport au vivant, au temps long, à la gratitude.


Enfin, il y avait le quotidien. Derrière le comptoir d’un bar local, j’ai servi des bières, essuyé des verres, écouté des récits sans y être invitée. Certains soirs, entre deux silences, une histoire surgissait : une chasse au caribou, un souvenir d’enfance au pensionnat, une anecdote drôle ou dure. Rien n’était offert gratuitement — il fallait mériter l’écoute, apprendre à se taire, à ne pas chercher à tout comprendre.

Ces rencontres m’ont transmis bien plus que des savoirs : elles m’ont transmis une posture. Celle de l’attention, de la lenteur, du respect des silences autant que des mots. Et surtout, cette idée que connaître, ce n’est pas saisir ou nommer — c’est accepter de marcher aux côtés, humblement, parfois sans comprendre, mais en étant là.


Au pas des chiens, au rythme d’une mémoire

 
 
 

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